Le docteur Laffont accompagna sa dernière cliente jusqu'au perron ; quand la porte se referma sur la frêle jeune femme qui venait de partir, il poussa un soupir de soulagement et, revenant à son cabinet médical, jeta machinalement un coup d'oeil dans la salle d'attente.
Désagréablement surpris, il y trouva un visiteur. L'inconnu, dont il pouvait à peine distinguer le visage dans la pénombre, se leva. Le Docteur entrevit sa silhouette élancée.
- Pourquoi vous a-t-on laissé dans l'obscurité ? demanda Laffont d'un ton de reproche.
Il tourna le commutateur ; le lustre rustique inonda d'une lumière jaune la pièce meublée d'une table et de quelques chaises bon marché. Sur la cheminée, une lionne en bronze, épuisée par les trois lionceaux accrochés à son flanc, s'étirait. Les clients avaient mutilé et éparpillé de vieilles revues jetées pêle-mêle sur un guéridon. Quelqu'un avait dessiné une moustache sous le nez d'une vedette ; celle-ci, monstrueuse, souriait chaque fois au Docteur. "Il faut que je déchire cette couverture, pensa-t-il ; les gens sont des brutes, de sales brutes."
- Merci, je n'avais pas besoin de lumière, dit le visiteur.
Après ces quelques secondes de silence, sa réponse semblait insolente. Voulait-il se défendre contre le décor peu engageant qui l'entourait ? Laffont constata, sans pouvoir en définir l'origine, que l'inconnu avait un accent. Et cet accent l'agaçait d'autant plus qu'apparemment l'autre parlait un français impeccable. Laffont se força à sourire.
- Il est tard, mais je vous recevrai, dit-il.
- Si vous êtes pressé, Docteur, je pourrais vous demander rendez-vous pour un autre jour.
La voix de l'étranger était calme, presque indifférente. Entre eux, l'atmosphère devenait pénible. Laffont le dévisagea. Très mince, il paraissait grand. Il offrait un regard d'un bleu profond. Ses cheveux blonds grisonnants lui prêtaient un type nordique. Laffont s'écarta de la porte.
- Passez devant, je vous prie.
L'autre obéit, mais s'arrêta aussitôt dans le couloir sombre.
- Passez, passez, s'impatienta le docteur.
- Je préférerais vous suivre ; je ne connais pas le chemin.
Le docteur éprouva une antipathie violente. Il se méfiait de ses compatriotes, mais, avec une férocité voulue, il condamnait d'emblée tout ce qui était étranger. Et puis, l'inconnu ne valait pas la peine d'un effort - un homme de passage ne ferait jamais partie d'une clientèle fidèle - ; pourtant, Laffont ne pouvait pas lui refuser une consultation.
- Je n'ai pas pu venir au début de l'après-midi… Voulez-vous que je m'en aille ?
Sans répondre, d'un pas rapide, Laffont pénétra dans son cabinet, alla vers son bureau et alluma la lampe ancienne à abat-jour vert. L'inconnu le suivit et referma soigneusement la porte derrière lui. Laffont désigna d'un geste le fauteuil en face de son bureau.
- Prenez place, Monsieur.
- Vous ne voulez vraiment pas que je revienne un autre jour ?
Laffont était sûr que l'étranger aurait préféré se sauver.
- J'ai tout mon temps, répondit-il…
L'homme s'avança vers lui.
- Auriez-vous l'amabilité de tirer les rideaux ? demanda-t-il doucement.
Le malaise de Laffont s'accentua.
- Le rideau ? Pourquoi ?
- On pourrait nous voir.
- Nous voir ? dit le docteur agacé. Qui ?
L'autre fit un geste.
- Les passants, les curieux, le monde qui nous entoure. Chez moi, dès que le crépuscule arrive, je tire les rideaux, je m'enferme. Au milieu d'un paysage obscur, dans une pièce éclairée, on se sent comme sous une loupe ; les gestes s'amplifient, le silence s'accroît, ceux de l'extérieur vous examinent ; je préfère être un homme caché qu'un insecte livré aux curiosités des chercheurs.
Le docteur considérait ce plaisantin si peu gai ; il se méfiait. Lentement, en soulignant de chacun de ses mouvements qu'il n'était pas pressé, il se leva et s'approcha de la fenêtre. Une brume blanche enveloppait les arbres et les buissons ruisselants de pluie. Le mur opaque qui les entourait se transformait en un globe noir. Il tira le rideau.
- Voilà, dit-il en se retournant.
- Je m'excuse vraiment, dit l'autre, d'un ton poli.
Laffont reprit sa place devant son bureau et tira légèrement un des tiroirs du côté droit. Sans baisser le regard, en tâtonnant, il s'assura que son revolver était à sa place.
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